En 2009, la London School of Economics publiait un article intitulé "Retour sur les talents rares : Le meilleur pied et la rémunération dans le football européen".
Le résultat de ses 9 000 mots, de ses tableaux et de ses équations labyrinthiques est simple : dans les 5 top championnats du continent, les footballeurs pouvant utiliser leurs deux pieds étaient payés, en moyenne, 15.4% de plus que leurs collègues ayant un seul "bon pied".
Cette qualité, ce talent, appartiennentt, selon les données recueillies, à moins d'un cinquième des joueurs de l'élite. Le reste, semble-t-il, préfère utiliser son pied fort, et ceci pour un argument simple, celui voulant que travailler son pied faible disperse le talent plus que cela ne le double.
Pour certains, l'ambidextérité est un don naturel. Le défenseur allemand Andy Brehme comparait cela "à choisir une arme différente". Lors de la Coupe du Monde 1986 en Allemagne, il marque un pénalty du pied gauche lors du quart de finale. Il remportera finalement la compétition face à l'Argentine quatre ans plus tard grâce à une frappe limpide dans la lucarne du pied … droit. Paolo Maldini a passé un quart de siècle sur le côté gauche étant pourtant naturellement droitier, tout comme Denis Irwin.
Faisable pour un défenseur, mais pour un attaquant ? Combien de buts supplémentaires auraient marqué Lionel Messi ou Cristiano Ronaldo s'ils avaient eu plus de confiance en leur "pied faible", droit pour l'un, gauche pour l'autre? (Rappelons nous tout de même que Messi a marqué plus de buts du pied droit que, par exemple, Andy Caroll ne l'a fait en club et équipe nationale, avec toute partie de son anatomie.)
La recherche d'un cas d'étude pour les buteurs ambidextres des années 90, pour lesquels la carrière n'a pas atteint les sommets de leurs collègues avec "un seul pied" nous mène directement à un nom : Luc Gilbert Cyrille Nilis.
Même si les compilations YouTube sont réalisées pour souligner le positif, Nilis était un véritable pourvoyeur de caviars, tentant des choses parfois fantasques que peu de joueurs pouvaient réaliser.
A ce point, nous devons nous rappeler que Nilis était sans doute l'un des membres les plus dévoués de l'illustre club des joueurs ayant brillé de mille feux en Eredivisie. Le football moderne est marqué par les buteurs s'étant appliqué à se faire les dents dans l'élite du football hollandais (Marco Van Basten, Ruud Van Nistelrooy) ou s'en étant servi comme un tremplin pour un football plus huppé (Romario, Ronaldo, Luis Suarez).
Pour chacun d'eux ayant brillé en Hollande et ailleurs, nous trouvons également des Mateja Kezman, Alfonso Alves ou Wilfried Bony. Il est clair que les surperformances en Eredivisie ne sont pas un baromètre imbattable, mais le cas Nilis vous oblige à regarder plus loin que les chiffres. Ses pieds droit et gauche étaient pour lui comme un couteau suisse de solutions à marquer des buts.
L'heure de l'arrivée de Nilis aux Pays-Bas est venue bien plus tard dans sa carrière que pour ses illustres prédécesseurs. Huit saisons à Anderlecht, pour 127 buts en 224 matchs de championnat, le tout démarrant par un but en quart de finale de Coupe d'Europe face au Bayern Munich en tant qu'adolescent et se finissant par un départ au PSV pour 100 millions de Francs Belges (moins de 3m €).
En 1994, a 27 ans, Nilis choisit finalement de quitter le nid, mais pas trop loin. Eindhoven se trouve de l'autre côté de la frontière, à seulement 1h de voiture de son village d'enfance, Zonhoven où il avait marqué 106 buts en une saison en équipe de jeunes. Le transfert était facilité, en effet son ancien coach à Anderlecht Aad de Mos avait été nommé au PSV, mais celui-ci avait du mal à convaincre son directeur technique, Frank Arnesen, de la qualité du buteur.
De Mos avait alors une compilation pour démontrer la qualité et la variété des buts de Nilis. Il la présenta aux décideurs du PSV avec ces mots : "Voici Luc Nilis, bon visionnage !".
Luc Nilis manqua sa chance de jouer aux côtés de Romario, parti à Barcelone, mais pu se rassurer avec l'arrivée d'un jeune joueur de 17 ans, un certain Ronaldo Luis Nazario de Lima.
"J'ai joué avec de grands joueurs comme Figo, Romaro, Zidane, Rivaldo, Djorkaeff ou Raúl“ déclarera Ronaldo par la suite, "mais celui avec lequel j'ai fait le plus d'étincelles était Luc Nilis".
Quand l'Ajax flirtait avec la perfection collective, étant invaincu en Eredivisie et écrasant la Ligue des Champions, la force offensive du PSV s'attirait toutes les louanges. Ronaldo marquait 30 buts en championnat, 12 de plus que n'importe qui, et Nilis était élu Voetballer van het Jaar. Peut-être était-il destiné à marquer de son empreinte le football en tant que pourvoyeur de ballons magique pour des attaquants plus mobiles – en témoignent ce subtil petit pont suivi d'une passe parfaite dans la profondeur..
Ce n'est pas que les clubs européens ne le voulaient pas. Dick Advocaat voulait le ramener aux Rangers, tout comme une étape en Ligue 1, au Paris Saint-Germain ou à Bordeaux aurait pu se faire. Mais non..
En marquant constamment en Eredivise, Nilis maintenait un record respectable dans les compétitions européennes. Mais, e PSV baissait un peu dans ses ambitions, une décennie après que Guus Hidding les amena au titre de champions d'Europe 1988.
Pendant la période Nilis, la plus grosse performance du PSV avait été d'atteindre les quarts de finale de la Coupe UEFA 1995/96, avec une victoire écrasante à Elland Road, face à Leeds, 5-3. Puis, les hollandais ont buté sur Barcelone malgré un grand Nilis – un coup-franc du droit puis une frappe sublime du pied gauche pour un 2-2 au Camp Nou.
Le 37e et dernier but européen (en Coupe Intertoto certes) de Nilis résume à lui seul sa prise de risque personnelle. En 2000, le PSV se fait sortir en phase de poules de la Ligue des Champions pour la troisième saison consécutive, avec comme seule éclaircie une victoire face au Bayern Munich au Philips Stadion. Ce soir-là, Nilis avait eu le dernier mot, avec son 100e but pour le club.
“Je m'en rappelle comme si c'était hier,” a déclaré Nilis l'année passée. “Lothar Matthäus, après le match, avait dit que j'avais marqué un but chanceux. J'ai en fait beaucoup marqué comme cela dans ma carrière !”
Avec le départ de Ronaldo d'Eindhoven et son éclosion parmi les grands, Nilis avait besoin d'un nouveau challenge, un autre buteur à guider vers les sommets. En 1998, le nouveau coach du PSV, Bobby Robson, s'attache les services de Ruud Van Nistelrooy. 13 buts pour Heerenveen en 1997/98 se transforment en 31 pour le PSV, avec Nilis en ajouant 24 supplémentaires.
“Ils étaient comme bacon et oeufs ,” disait Robson en 2003.
Nilistelrooy marquent à eux deux 48 buts en 1999/00, maintenant sous les ordres du Belge Eric Gerets, suffisant pour s'assurer le titre avec une avance de 16 points. Mais le travail sous Gerets – "il était d'humeur changeante.. Il pouvait être très difficile un jour et le jour suivant vous étiez comme de l'air pour lui" – sonna vite la fin de l'histoire PSV pour Nilis.
"Il ne pouvait s'imaginer que les joueurs soient plus intéressants que lui ne l'était. Au PSV j'étais trop important pour Gerets. Il voulait détruire cette image à tout prix."
D'abord Sheffield Wednesday (qui avait recruté les ex-coéquipiers de Nilis, Wim Jonk et Gilles de Bilde) puis Liverpool avaient tenté de récupérer Nilis des mains de Gerets. Mais les deux offres furent rejetées par la direction du PSV, et Liverpool signa finalement Emile Heskey.
A 33 ans, et ayant réalisé ce qu'il avait à faire dans le football du Benelux, Nilis étudia ses options. Le PSV lui offre alors un nouveau contrat, Genk (club créé suite à une fusion de son premier club, FC Winterslag) tente une approche pour le recruter en tant qu'entraîneur-joueur. Dans tous les cas, il semblait bien qu'après 121 buts en 195 matchs, le temps de Nilis au PSV était révolu.
L'appel le plus intéressant vint alors d'Angleterre : un contrat de 2 ans à Aston Villa, un passage dans le top 7 de Premier League et des ambitions. Soudainement, Nilis, dont the Independent disait qu'il était "le Belge le plus célèbre depuis Tintin", après avoir évolué sous les ordres d'Advocaat ou Robson, était séduit par John Gregory.
“Dès que je lui ai parlé, j'avais la certitude que c'était le bon moment pour moi de signer, je veux maintenant aider Villa à réaliser de grandes choses", déclara Nilis à l'annonce de la signature du pre-contrat. "Villa est connu en Europe et le club possède une grande histoire. Mais c'est véritablement le coach qui a remporté mon intérêt".
Ces déclarations pleines d'espoirs cachent quelque chose, son arrivée étant retardée temporairement à cause d'une clause de fin de carrière suite à une blessure que Villa aurait tenté d'inclure dans le deal.
Le rêve de Nilis de mener Villa aux sommets commença par des débuts en Coupe Intertoto. Avec le Villa Park en rénovation, Nilis fait ses débuts à "domicile" à Hawthorns face aux tchèques de Dukla Pribram. "Ce n'est pas quelque chose que j'apprécie", déclarait alors Gregory à propos de l'ancienne compétition de l'UEFA. "Si nous ne jouions pas cette compétition, nous jourions des amicaux contre Rochdale, Stevenage ou Wycombe. Au moins, il peut y briller".
Le but de Nilis et sa célébration lançaient la pré-saison, pendant que Paul Merson se faisait exclure après avoir plongé devant une foule de 8 000 personnes.
Une blessure à l'aine au tour suivant face au Celta Vigo retardent sa découverte de la Premier League.
Face à Chelsea, il lui suffit seulement de 10 minutes pour se mettre les fans de Villa, et le commentateur Sky Andy Gray, dans la poche.
Personne ne se doutait alors que ce serait la dernière fois que Nilis marquerait un but en compétition officielle mais, après ce qui arriva deux semaines plus tard, c'était au moins une belle manière de marquer son dernier but en carrière. Un premier contrôle sublime, puis une reprise de volée, avec ce qu'on appelle alors son pied faible, qui restera dans les mémoires.
13 jours plus tard, la carrière de "Lucky Luc", appelé ainsi par rapport à sa capacité à être toujours au bon endroit au bon moment, se termine brutalement. Quelques minutes après la coup d'envoi face à Ipswich à Portman Road, il entre en collision avec le gardien Richard Wright (souvent dans le coup de blessures) et se fracture le tibia et la fibule de la jambe droite.
Plusieurs opérations suivies par une infection. Nilis passe tout près d'une amputation. Son statut de héros au PSV reste intact, mais son nom, comme celui de David Busst, risque alors d'être associé, dans le footbal anglais, à sa grave blessure.
Le meilleur message autour du contexte Nilis vint alors du journaliste belge Paul Verbrugghe qui dit alors à The Independent "il vaudrait mieux le comparer à Matt Le Tissier d'il y a 2 ou 3 ans, lorsqu'il marquait des buts de n'importe où sur le terrain".
“Comme Le Tissier, Luc a toujours été vu comme un joueur au talent fabuleux éprouvant des difficultés à rentrer dans le moule d'une équipe, comme en équipe nationale. Il aime jouer derrière un attaquant avec la liberté de pouvoir bouger sans arrêt à gauche ou à droite du terrain."
La difficulté de Nilis a convertir sa réussite à Anderlecht ou au PSV jusqu'en équipe nationale est un mystère. Il lui aura fallu 24 matchs et une victoire en amical 9-0 contre la Zambie, pour trouver la faille avec la Belgique avec, sans doute comme seul moment significatif ses buts à l'aller et au retour du barrage pour France 98 face à l'Irlande.
Malgré sa confiance apparente pendant le top de sa forme, Nilis était complètement conscient de ses limites. "Je manque de vitesse dans les 10 premiers mètres", disait-il en 1997. "C'est pourquoi je ne fais pas partie des tout meilleurs attaquants en Europe".
En tant que partenaire d'attaque, Nilis obtient par contre un nombre impressionnant d'éloges. Les mots de Ronaldo se suffisaient à eux-même jusqu'à ce que Romelu Lukaku, devenu meilleur buteur de l'histoire du pays, déclare que Nilis était "le meilleur attaquant que la Belgique n'ait jamais eu".
Il n'était certes ni le premier ni le dernier buteur à faire de l'Eredivisie son terrain de jeu favori, mais Luc Nilis mérite qu'on se rappelle de lui plus qu'un "et si?" ou qu'une victime d'une horrible blessure.
Sa jambe droite brisée en trois ne doit pas faire oublier sa légende : après tout, il a assez prouvé qu'il pouvait également tout faire avec son pied gauche !